La campagne d'essais appelée 'Battleship' (BS) a constitué un tournant décisif dans le programme de développement du lanceur Ariane-5 de l'ESA. Une série de 'tirs statiques' sur une version spéciale de l'étage principal cryotechnique (EPC) décrite ci-après a permis une première validation des matériels et des procédures côté 'bord' et côté 'sol', qui ont été mis en oeuvre ensemble pour la première fois sur la Base de Lancement de Kourou. Cette campagne d'essais était précédée d'une longue période de mise au point des systèmes de l'ELA-3 (Ensemble de Lancement No. 3, con u pour Ariane-5): fluides, circuits électriques, instrumentation et contrôle.
La campagne était prévue, avec onze chronologies dont huit mises àà feu, de mars à juillet 1994. Elle s'est déroulée de septembre 1994 à janvier 1995 avec onze chronologies, cinq mises à feu et tous les objectifs principaux prévus ont été atteints. On peut dire qu'elle a été un succès important, révélant la compétence et le professionnalisme des équipes de Kourou et la maturité des systèmes et équipements fournis par l'industrie européenne.
Tous les intervenants ont démontré une grande rapidité et beaucoup de souplesse pour s'adapter aux situations nouvelles, et souvent leur entente et leur pragmatisme ont été décisifs pour le succès final. Voilà pourquoi les validations des systèmes ELA-3 et la campagne BS se sont réalisées dans les intervalles de temps souhaités en respectant les contenus techniques prévus.
La SEP est responsable de la fonction propulsive et, en sa qualité de maître d'oeuvre de la campagne BS, a assuré la répartition et la coordination des objectifs d'essais.
Avec cette campagne, le développement du moteur Vulcain a été complété par des mises à feu en conditions réelles intégrant tous les systèmes bouclés sur la base de Kourou d'où Ariane-5 sera lancée, avec les mêmes équipements Etage et Sol utilisés pour le tir.
Pour les essais de mise au point (M) de l'étage EPC, consécutifs à la campagne BS, la responsabilité de maîtrise d'oeuvre reste à la SEP, avant de passer à l'Aérospatiale pour la campagne de qualification (Q).
Cette structure intégrée CNES/industriels a été la protagoniste des six mois difficiles des essais 'sol' effectués avant le début de la campagne BS.
L'objectif était de démontrer l'aptitude des moyens de l'ELA-3 à assurer toutes les fonctions nécessaires à la mise en oeuvre de l'étage EPC avant lancement:
Dans la semaine du 22 au 27 août 1994 ont eu lieu deux chronologies (simulant un tir) trés bien réussies, permettant le début des opérations de campagne.
En avril 1986, la proposition du programme comprenait une campagne d'essais sur réservoir de banc, dits essais 'Battleship' (BS). Pour optimiser les objectifs de la campagne et pour ne pas construire un nouveau banc d'essai, il a été décidé de réaliser BS sur ELA-3 avec une version réduite 'lourde' de l'étage. La société Aérospatiale, responsable de l'EPC, a été chargée d'en réaliser aussi la version BS.
Les capacités des réservoirs d'oxygéne liquide (LOX) et d'hydrogène liquide (LH 2) dans la version BS et EPC sont:
BS EPC LOX 74m³ 120m³ LH3 190m³ 390m³
Le poids à vide de BS est de 120 t, il a un diamètre de 5,70 m et une hauteur de 28 m. L'EPC a un poids à vide de 12 t seulement, son diamètre est de 5,40 m et sa hauteur de 30,70 m.
La contenance des réservoirs BS est nettement inférieure à celle des réservoirs EPC et permet des essais de 280 s environ, contre les 600 s de fonctionnement pour un vol. Les réservoirs LOX et LH 2 de BS n'ont pas de fond commun, comme l'EPC, et leur épaisseur est telle que des pressions trois fois supérieures à celles de vol sont admissibles.
Cette version lourde permet de garantir la sécurité dans toutes les situations de test, en restant, du point de vue fonctionnel, rigoureusement représentative du vrai EPC. La mise au point des procédures de mise en oeuvre et l'étude des cas de panne peuvent être effectuées en toute sécurit .
Du fait que la campagne BS était la première rencontre de deux systèmes très complexes (l'étage en version lourde et les installations sol d'ELA-3), les objectifs taient très nombreux et ambitieux. La maîtrise d' oeuvre SEP a donc établi un plan d'essais regroupant tous les objectifs 'sol' et 'bord' qui étaient au nombre de 270:
Deux ans auparavant ces nombreux objectifs avaient été répartis sur une douzaine d'essais avec un souci de progressivité dans l'approche des risques ou la complexité de mise en oeuvre. Compte tenu des contraintes planning, une étude d'optimisation a permis de conserver les ambitions du plan d'essais en réduisant le nombre de chronologies nécessaires pour les atteindre. L'échelonnement, conduisant vers des situations complexes ou dégradées, a été diminué .
Au bilan technique, seuls sept essais étaient retenus. Ils permettaient de réaliser une grande partie des objectifs initiaux, en s'affranchissant de certains cas de pannes peu probables ou facilement modélisables grâce aux autres essais réalisés.
Cette nouvelle répartition des objectifs d'essais imposait un 'sans-faute'. Elle réclamait une étude approfondie de chaque essai. Le premier allumage de la chambre de combustion du moteur Vulcain devait intervenir dès le lendemain de la première chronologie déroulée.
Figure 1. Intégration du moteur Vulcain avec l'étage 'Battleship' dans le bâtiment d'Intégration du lanceur (BIL) (Photo Bernard Paris)
Les contraintes principales à la mise en oeuvre de l'EPC résident dans la longueur de la ligne d'alimentation côté LOX et sa forme particulière qui comporte une crosse à la sortie du réservoir. Les entrées thermiques dans la ligne (haute d'environ 20 m) peuvent entraîner dans un délai plus ou moins long:
Dans les deux cas, le risque associé est un réamorçage brutal de la crosse suivi d'un phénomène appelé 'coup de marteau liquide', créé par l'arrivée rapide de liquide recomprimant le gaz. Suivant la hauteur de ce coup de marteau, la conséquence peut être la rupture de la ligne, l'épandage de l'ergol LOX contenu dans le réservoir sur l'ensemble de lancement et un incendie difficilement maîtrisable.
Une autre particularité de l'EPC réside dans le fond commun qui sépare les réservoirs LOX et LH 2. Cette séparation réclame un respect scrupuleux des sollicitations (pressions de part et d'autre) qu'il est capable de subir, et imposent une mise en oeuvre couplée des ergols LOX et LH 2 dans les deux 'bidons'. Pour la sécurité des opérations, un automate spécifique et indépendant du processus fonctionnel permet en toutes circonstances de garantir les règles de sécurité imposées pour Ariane-5.
La campagne BS s'est affranchie de ce dernier problème en utilisant deux structures lourdes et indépendantes pour les réservoirs LOX et LH 2, mais les contraintes de la version vol ont été conservées pour tester, avec le plus de représentativité possible, l'ensemble des procédures manuelles ou automatiques de mise en oeuvre du réservoir de l'EPC.
Figure 2. EPC version BS sur la table de lancement à l'ELA-3 (vue conceptuelle)
1. Réservoir LOX
2. Crosse LOX
3. Réservoir LH 2
4. Bati-moteur 5. Moteur Vulcain
Les contraintes 'bord' liées à la ligne LOX ont considérablement compliqué le processus 'sol' et un refroidisseur d'oxygène liquide a été mis en place afin d'éviter de charger dans cette ligne un ergol 'chaud' susceptible de passer rapidement en phase gazeuse.
Pour compléter cette mise en oeuvre nominale, des dispositifs de sécurité spécifiques ont été créés et la séquence synchronis e adaptée pour empêcher tout échauffement dans le système d'alimentation.
La mise en oeuvre du lanceur avant décollage est susceptible de ramener de l'hélium dans la crosse LOX. Ce gaz piégé, s'il ne risque pas d'aggraver un éventuel effet geyser, est tout aussi pénalisant en ce qui concerne les risques liés au désamorçage. Bien qu'identifié au début de la campagne BS, ce risque ne pouvait être appréhendé, ni maîtrisé, sans une préparation réelle sur un processus entièrement représentatif des systèmes électriques, logiciels et fluides.
Pour la phase propulsée c'est l'ordinateur de bord qui, grâce à un algorithme sophistiqué, régule les pressions dans les réservoirs. Ce type d'adaptation d'un niveau de pression constant dans chacun des réservoirs grâce à un algorithme informatique constitue une première sur le programme Ariane. En effet, sur Ariane-4, des systèmes mécaniques à base de détendeurs assurent les régulations dans les réservoirs. Le nouveau principe est basé sur une intelligence informatique commandant un système discret (une électrovanne de régulation et deux redondances pour chaque réservoir, fonctionnant en tout ou rien). Ce système devait être testé dans les cas les plus difficiles de pannes ou d'accumulation de dysfonctionnements pour valider un des choix fondamentaux du concept d'Ariane-5 qui se veut simple et fiable.
C'était l'un des objectifs majeurs de la campagne BS réputée tolérante aux écarts de concept et de mise au point, grâce à la structure lourde des ses réservoirs.
Un autre objectif important restait à atteindre; l'aspect 'sécurisant' de l'étage a permis de l'envisager avec plus de sérénité. Cet objectif visait à augmenter la performance de l'EPC en minimisant la quantité d'ergols non utilisée dans le réservoir en fin de vol. Il fallait donc vidanger au maximum le réservoir d'oxygène et la ligne d alimentation moteur à la fin du tir à feu, sans entraîner de dégradations.
Figure 3. l'étage BS en zone de lancement (Photo Bernard Paris)
La campagne BS a débuté le 2 septembre 1994, avec le déroulement du bilan technique.
Une fois résolu certains problèmes liés aux mesures, la première chronologie BS1.1 a été déroulée le 23 septembre. Si aucune difficulté particulière en préparation du bord en chronologie n'a été mise en évidence, les nombreuses pannes du système informatique sol (CCO) ont conduit une à journée 'marathon' qui a consommé beaucoup d'ergols. Dès ce premier essai, le maillon faible du planning pour le reste de la campagne était découvert : la disponibilité du LOX et du LH 2 . Au cours de ce premier essai sept séquences synchronis es ont été engagées, jusqu'à H0 - 3'16" pour la plus longue, à cause de déclenchements répétés de contrôles ou surveillances dans les séquences automatiques.
Sur BS1.2, réalisé quatre jours après, l'objectif principal était l'allumage de la chambre de combustion, avec basculement de gérance du CCO vers l'OBC (ordinateur de bord) et inversement. Seules deux séquences synchronisées ont pu être engagées, la dernière nous conduisant à H0 - 1'59".
Au cours du nouvel essai (BS2.1) le 18 octobre, quatre séquences synchronisées étaient engagées, jusqu'à H0 - 1'51" pour la plus longue. L'arrêt était causé pour la première fois par la défaillance d'un matériel bord. Il s'agissait de la vanne d'alimentation hydrogène (VAH), qui isole le réservoir du moteur sur l'EPC, et qui refusait de s'ouvrir.
Il a tout de même été décidé de faire une reprise de cet essai (BS2.1R) pour atteindre le H0, sans intervention mécanique, en simulant simplement l'ouverture de la VAH. Le 27 octobre, après quatre tentatives infructueuses, la gérance OBC était atteinte, et pour la première fois la chronologie a été arrêtée en temps positif: 3,5 secondes après le H0, soit à l'instant théorique d'allumage chambre.
A ce stade on s'est rendu compte que la mise en oeuvre de la ligne LOX, si elle présentait les difficultés recens es en début de campagne, était bien maîtrisée par les opérationnels, avec le concours des autorités de conception bord.
Par contre un des phénomènes que l'on craignait est apparu et s'est avéré plus compliqué à résoudre qu'il n'y paraissait au début. Les différentes mises en configuration d'arrêt (MCA) de la séquence synchronisée introduisaient des bulles hélium dans la crosse LOX. La maî trise de ce phénomène a occupé une grande partie des exploitations systématiques après essai, et a réclamé la constitution en campagne d'un constitution en campagne d'un plan d'essais particulier destiné à analyser et résoudre le problème. Il faudra attendre la dernière phase de la campagne pour trouver des solutions aux générations de bulles hélium.
Après de nombreux probl mes liés au CCO, il n'a suffi que de deux séquences synchronisées le jeudi 17 novembre (essais BS2.2) pour que le moteur Vulcain s'allume vers 19h20 et illumine la forêt guyanaise pendant 281 secondes de bonheur, en parfait accord avec les prévisions de fonctionnement éditées de longue date.
Figue 4. Premier tir à feu de la campagne (essais BS 2.2) le 17 novembre 1994 (Photo Bernard Paris)
Il a fallu dérouler trois chronologies (très rapprochées, il est vrai) pour réaliser l'objectif de tir à feu long de l'essai 3.
Une première tentative (BS3) le mardi 6 décembre a connu de nombreux déboires liés à la mauvaise circulation des informations entre le sol et le bord.
Le jeudi 8 décembre, pour BS3R, la chronologie s'est déroulée paarfaitement, et le H0 a été atteint à la troisième tentative; mais une partie des mesures équipant le spécimen est devenue invalide à cause d'un problème sol et les surveillances sécurité utilisant ces mesures ont arrêté le tir dès le régime établi du moteur atteint.
Une nouvelle chronologie ne pouvait pas être engagée avant le 20 décembre 1994. Il fallait dérouler les opérations standard de remise en configuration de l'EPC pour un tir à feu, et par ailleurs attendre la production des ergols nécessaires à la chronologie.
Cinq jours avant Noël, les quipes de Kourou offraient au programme Ariane-5 l'essai BS3.2 qui redonnait de la crédibilité au planning de la campagne BS.
La période entre Noël et le 1er janvier 1995 a été mise à profit pour valider des programmes automatiques de remplissage/vidange ou assainissement des réservoirs.
La pression ne s'est pas relâchée puisqu un essai était prévu dès le 11 janvier. La chronologie et le tir à feu de BS4 se sont déroulés normalement le jour prévu.
Cet essai réussi a constitué un véritable tournant dans la campagne. Il montrait qu'après une dure période de déverminage, les équipes ainsi que les moyens sol et bord étaient capables de tenir des objectifs ambitieux, tant en terme d'opérations qu'en terme de planning. Il donnait ainsi de la crédibilité non seulement à la campagne BS, mais à tout le programme Ariane-5 qui pouvait envisager le respect des plannings affichés pour le lancement inaugural 501 avec beaucoup plus de sérénité.
Figure 5. La Salle de contrôle du CDL3 (Centre de lancement ELA-3) est le cerveau des opérations des campagnes d'essais
et de la campagne de tir Ariane-5
A ce stade d'avancement il restait environ 20% des objectifs à réaliser mais un seul tir à feu était vraiment nécessaire. Il fallait terminer avant la fin janvier pour ne pas perturber le planning Ariane-5 et maintenir les objectifs du début de campagne.
Le dernier essai très chargé en objectifs ne pouvait être réalisé en une seule journée. Le pari était donc pris de dérouler deux chronologies successives en quatre jours, ce qui fut fait avec une totale réussite.
Au cours de ces quatre jours un nombre important d'objectifs a été atteint:
En cinq mois, le CNES et les industriels présents à Kourou ont débroussaillé toutes les difficultés de la mise en oeuvre de ce système complexe qu'est l'EPC. Ils ont mis au point une séquence synchronisée capable de tirer 501 à l'heure voulue. Ils ont réalisé une dizaine de fois déjà la majeure partie du plan d'opérations standard de 501. Une grande partie des systèmes testés ont montré un fonctionnement satisfaisant: le moteur Vulcain, les différents systèmes de pressurisation, la baie et le système d'activation, le programme de vol et les algorithmes qui le composent.
Bien entendu, de nombreux problèmes ont aussi été rencontrés, comme toujours dans des programmes aussi complexes: le CCO n'a pas été facile à maîtriser et les difficultés liées à la mise en oeuvre de la crosse se sont avérées compliquées.
Pour la phase propulsée, la pressurisation, quoique parfaitement tolérante aux cas de pannes, ne s'est pas montrée facile à mettre au point et le système de commande nécessite des améliorations.
Le bilan définitif de la campagne BS a été sans doute largement positif, à la fois pour le résultat technique, pour le planning Ariane-5, et pour le moral des équipes à Kourou. A la maniére de Mac Arthur qui affirmait, pendant la guerre de Corée, que rien ne pouvait remplacer une victoire sur le terrain, nous pouvons dire que rien ne peut remplacer le succès technique des essais sur le lieu de lancement. Nous avions besoin de ce succès, parce qu'après la campagne BS toute la séquence des essais jusqu'à la campagne du premier tir Ariane 501 est devenue plus crédible. La dernière phase de développement verra encore des difficultés, mais la démonstration de la fiabilité des équipements et de la maîtrise des hommes a été faite avec la campagne 'Battleship'.
L'élément humain a été le plus important parce qu'un ensemble de systèmes complexes est devenu gouvernable assez rapidement grâce aux efforts communs accomplis en Europe et en Guyane. Tout le monde a accepté une manière de travailler uniforme et rigoureuse, en communiquant les uns avec les autres et en faisant preuve d'un esprit de solidarité, orienté sur la réussite de la campagne.
A Kourou, en quelques mois est née une véritable équipe, qui maîtrise la conduite des opérations de ces systèmes complexes, et qui le fait, pour ainsi dire, en toute transparence, dans une Salle de contrôle entourée de grandes baies vitrées.
Pour ce grand projet de nouveau lanceur europ en qu'est Ariane-5, la capacité de montrer 'en public' les activités de Kourou, sans crainte, et au contraire avec fierté et conviction, est un élément très important.
L'agence spatiale européenne qui est le maître d'ouvrage d Ariane-5 peut démontrer ici de la manière la plus claire le résultat de ses décisions, la cohérence de la gestion de ses programmes et la correspondance des réalisations aux objectifs globaux de développement dont elle a été chargée.
Figure 6. Dernier tir statique de la campagne BS en Zône de lancement Ariane-5 (Photo ESA/CNES)